THEME DE L’ANNEE 2022/23 : L'autre est-il un je ?
Si la formule célèbre de Rimbaud "je est un autre" met en question la certitude que nous avons de nous-même, la question envisagée ici présuppose au contraire une certitude ou une pseudo-certitude de soi et demande alors si autrui est bien un « je », comme moi, en refusant possiblement de lui prêter cette réalité d'être que je constate en moi-même à mon propos. Là où Rimbaud humilie la conception d’un moi tout-puissant et maître de lui-même, comme plus tard Nietzsche et Freud, « maîtres du soupçon », c'est-à-dire qui introduisent le soupçon dans la conscience même à son propre endroit, la question ici semble présupposer au contraire une forme de puissance du moi qui, partant de son évidence pour lui-même, pourrait dénier à autrui cette même évidence d’exister également et comparablement. A moins d’y voir l’inquiétude de ne pas pouvoir rencontrer un autre être comme moi, dont je pressens la nécessaire réalité pour confirmer la mienne ou l’établir plus solidement dans son propre être ou encore pour lui permettre de se déployer dans une collaboration, ou tout simplement une relation, indispensable à mon accomplissement propre.
La question, en tout cas, surgit sur fond d’une forme d’indifférence généralisée à la réalité de l’autre, dans un monde affairé, ou chacun est préoccupé essentiellement de lui-même, de sa réussite, de son bonheur mais d’un bonheur représenté en termes de consommation et de jouissance où l’on assiste à un repli individualiste sans précédent et un appauvrissement considérable de l’intersubjectivité et de toutes les formes de relations. Alors, faute d’être un « je », l’autre risque bien de n’être qu’un « jeu » où l’objet – au sens strict – du « je » est l’objet d’un jeu plus ou moins pervers à travers lequel le « je » ne veut connaître que soi et dont l’enjeu est le triomphe du narcissisme. Ce qui revient en réalité à la perte de soi et de l’autre dans la saturation – ou même l’évidement – de l’intériorité par le « jeu » auquel je soumets le "je" de l'autre.
Mais notre réalité sociale est aussi celle d’un individu le plus souvent obsédé par le souci de sa conformité à des attentes sociales devenues paradoxalement extrêmement contraignantes, où l’adaptation à des normes souvent réductrices voire négatrices du réel consacrent une forme nouvelle d’aliénation. Le sujet est enchaîné à des impératifs qui le plongent dans une extériorité où il se méconnaît lui-même et qui l’empêchent d’accéder à autrui, de le rencontrer véritablement. Car il n’y a pas de réalité de l’autre ou de présupposition confiante de cette réalité de l’autre, pour qui ne possède pas sa propre réalité ou du moins ne l’espère pas, réalité qui se découvre, se cultive et se nourrit dans l'intériorité.
La difficulté de rencontrer l’autre n’est évidemment pas d’aujourd’hui mais le contexte culturel, politique et social contemporain ne constitue-t-il pas un obstacle suréminent à la possibilité de cette rencontre ? La question est donc celle de savoir si nous accédons encore à la consistance de l’autre comme un autre moi, capable lui aussi de dire « je » parce qu’il est à lui-même un monde ou bien si nous ne risquons pas de méconnaître cette réalité d’autrui comme monde propre et pourquoi. Si l’autre n’est plus une valeur en soi, et si je n’appréhende plus le monde qu’à partir de moi, comment penser l’autre comme capacité à dire « je » ? L’autre existe-t-il en somme, existe-t-il vraiment pour le moi contemporain essentiellement préoccupé de lui-même ? Et surtout, comment le connaître, comment le rencontrer et comment le rejoindre ? Comment entendre l’autre dans ou selon son altérité et non selon moi ?