THEME DE L’ANNEE 2020/21 : EST-CE BIEN RÉEL ?

Question du rêveur qui se réveille et qui va devoir admettre que non, ce qu’il vient d’avoir l’impression de vivre n’est pas réel, c’était un rêve. Dommage et tant pis. Ou tant mieux.
Mais c’est aussi la question de qui, bien éveillé, se demande lucidement s’il doit croire à ce qu’il voit et entend ou perçoit « dans tous les sens » et par tous ses sens. Question qui contient un aveu : le réel même est objet de foi : pouvoir dire que j’y crois ou n’y crois pas, c’est dire que je le tiens pour réel ou ne le tiens pas pour tel, et que, par conséquent, sa réalité dépend de la manière dont, subjectivement, le réel est tenu pour tel par celui qui s’y tient et qui, probablement et pour cette raison même, y tient. Autrement dit le réel serait bien d’abord ce qu’un sujet reconnaît comme tel, et qui ne se donne à lui comme réel que dans la mesure où il y consent.
Pourtant s’il doit y consentir c’est aussi et précisément parce que le réel, comme réel, est ce qu’il ne produit pas, ce que son imagination ne saurait former, même si elle peut le réformer, le reconduire à sa contingence en le pensant autrement qu’il n’est. Le réel est ce qui est donné et que, tout d’abord, l’imagination ou la pensée en général ne présente pas, mais qui se présente à elle, même si elle peut le re-présenter en l’enjolivant de mille façons. À ce propos, Descartes, lorsqu’il entreprend de douter absolument de toutes choses dit bien, dans la première de ses Méditations métaphysiques, que l’imagination la plus féconde ou fulgurante n’a qu’un pouvoir limité : elle emprunte toujours son matériau au réel qu’elle arrange et recompose à sa guise mais en restant toujours tributaire des éléments fondamentaux qu’elle en tire. Le réel s’impose donc, et s’oppose comme donné à ce qui est seulement forgé et qui reste toujours emprunté à ce réel même dont il prétend s’affranchir. Le réel c’est alors le référent fondamental et originel, ce qui échappe à notre pouvoir de construction, ou plutôt sa condition de possibilité même, qui le précède et le fonde.

Ainsi l’imagination, littéralement la faculté de se faire des images des choses, selon Descartes, bien plutôt que de les produire purement et simplement, suppose le réel sur lequel elle s’appuie, fût-ce pour le nier, ce qui revient encore à l’affirmer dans son fond, en en changeant seulement la forme pour ainsi dire.
En outre le réel, c’est ce qui résiste. Ce dont la réalité ne semble pas pouvoir être mise en doute même si les modalités sous lesquelles elle se manifeste peuvent être sujettes à caution. Il y a bien quelque chose, quand même ce qu’il y a n’est pas ce qui m’apparaît ou pas tel qu’il m’apparaît. On peut définir alors le réel comme ce fond ultime, cette matière ou cette trame primordiale de toutes choses sur le fond de laquelle se produit notre existence et notre être au monde, dont la contingence est arrimée à cette nécessité du don du réel.

Ou bien ce que j’interroge ainsi sur sa réalité est donné objectivement, donc indépendamment de moi, ou bien cela n’est que le produit de mes sens trompés par de fausses perceptions, ou le fruit de mon imagination, et n’a de consistance que mentale ou subjective. Mais si j’en viens à confondre le subjectivement vécu avec l’objectivement donné, n’est-ce pas parce que l’objectivement donné est toujours en même temps subjectivement vécu ? Ainsi le réel humain, ou la réalité humainement vécue, n’est ni seulement l’objectivement donné ni seulement le subjectivement vécu, mais bien l’entrelacs des deux. Ni pure extériorité ni seulement représentation, produite, connue et appropriée par la pensée mais ce qui s’éprouve, ce qui convoque une sensibilité en laquelle il se donne selon une intériorité unique et insubstituable. Comme la douleur qu’on éprouve et qui est bien réelle mais partiellement irreprésentable, qui ne dit rien elle-même sur sa cause ou ne livre pas de connaissance et résiste à se laisser intégralement penser, aussi bien que la joie, l’allégresse ou encore l’amour ou même la parution d’un visage. Ce qui est véritablement réel fournit une source d’expérience inépuisable, motif d’une exploration indéfinie et d’un ajustement infini.

Est-ce bien réel ? Mais si ce n’est réel, qu’est-ce alors ? Si ce n’est pour le reconduire à l’imaginaire, ne trouvera-t-on rien à dire alors de cela qui nous fait demander si c’est bien réel ? A moins de chercher à penser quelque chose comme le déficit de réel. A moins qu’un certain type de rapport au monde, qui s’apparente à une forme de pathologie individuelle ou collective, induise ou produise une modalité d’existence en dessous du niveau du réel ? C’est-à-dire que le rapport au réel se trouve généralement affaibli et appauvri au point de devenir incroyable à l’homme ancré dans la mémoire de son humanité pour faire face, quant à lui, à ce qui implique une méprise et une ignorance du réel dont il percevrait la défaillance. « Est-ce bien réel ? » serait la question qui distingue alors le héros de la dystopie qui soupçonne la machination par laquelle l’humanité est livrée au pouvoir humain de secréter un néant dans lequel elle abolit le monde en s’annihilant elle-même.